Fêlure

Kobbet Lahwa, La Marsa.

Je ne trouvai rien à ajouter, et je me demandai ce qu’avait éprouvé Mohammed Bouazizi au moment où avait été prise la photographie que m’avait montrée Bilel. Souffrait-il ? Entendait-il ? Était-il conscient de la présence de ces personnes autour de lui ? S’abîmait-il dans des rêves indolores, réconfortants ; ou dans un coma noir et aphone ?

Bilel reconnut quelqu’un qui lui faisait signe à deux tables de la nôtre et se leva, me proposant de me joindre à eux. Je déclinai d’un geste vague de la main. Dans le cendrier devant moi, les mégots gisant recroquevillés et atrophiés ressemblaient à des cadavres de vers. Je remarquai que Suhail avait laissé sa bière à peine entamée, et entrepris de la terminer à gorgées amples et dispersées. Alors, je me mis à écouter la musique en provenance de la scène. C’était un morceau de rock surprenant, dépourvu de guitare électrique, où la dureté des coups de batterie épousait les soupirs étirés et neigeux des violons ; porté par une voix mélancolique, tantôt plongeant dans des obscurités de rift, tantôt jaillissant en clartés vulnérables – et j’en sentais avec plaisir les basses à la gravité voluptueuse vibrer sous ma peau. De l’autre côté de la salle, le barman servait les clients avec des gestes fluides et millimétrés, réalisant inconsciemment une chorégraphie accordée au rythme de la musique. J’observais les fêtards avec envie et crainte, tandis qu’un vide sensationnel m’envahissait graduellement, puis me mis à dodeliner bêtement de la tête. Je m’abandonnais doucement aux pulsations excitantes ; le désir de me mêler aux danseurs gonflait en moi comme un magma bullant – je m’élançai finalement. Pour la première fois de ma vie, j’éprouvai la joie de sentir mes membres se projeter au rythme de la musique, me laissant posséder par le pouls erratique des instruments qui résonnait jusqu’à l’intérieur de ma poitrine et dans les fibres de mes muscles. J’avais quitté mon corps. Je n’étais pourtant plus que ça ; un tas de nerfs parcouru de décharges électriques. Plus qu’un squelette secoué par un chant, un monceau de sable soulevé par une bourrasque.

Parvenu devant la scène, je me trouvai face à la chanteuse ; une femme étrangement grande et maigre, aux tempes creusées, dont le visage était couvert d’un masque de fils perlés qui tressautaient vivement, reflétant les lumières roses des spots ; une pluie d’aurore semblait couler sur son visage. Ses sourcils épais révélés fragmentairement à travers les larmes de perles se balançant devant ses yeux, ses serpentements gracieux se changeant soudain en coups de bassin brutaux, sa voix ténue et tremblante se précipitant de temps à autre dans des gouffres féroces instillaient ce doute confusément magnétique ; cette créature était-elle un homme ? Mais ce qui me médusait pleinement, c’était ce regard absent, hors de toute communion avec le public. Tandis qu’elle égrenait d’une voix technique et langoureuse ces syllabes qui m’étaient parfaitement opaques, elle semblait planer dans des ailleurs splendides. Je scrutai longuement ses yeux lointains, sa peau se fondant dans le brouillard bleuté de la fumée scénique, immobilisé dans un ravissement animal.

Et puis tout bascula. Je vis Suhail, à quelques mètres de moi, danser face à un garçon qui lui souriait idiotement. Il était grand, détestablement beau. Des lueurs multicolores glissaient à toute vitesse sur leurs visages ; des gouttes de sueurs coulaient sur leurs joues. Leurs regards ne se quittaient pas ; et une complicité atroce palpitait dans leurs yeux. Je sentis un typhon glacial et métallique me déchirer de l’intérieur. Seul et figé au milieu de la foule, je sombrais en moi-même comme dans un vide cosmique, nauséeux. Alors, nos regards se croisèrent. Suhail me fit face, fugitivement interloqué ; puis sa mine se recomposa aussitôt ; il m’adressa un sourire interrogateur et amène, dont la fausseté était presque indécelable. Je voulais fermer les yeux, me dissoudre dans un cri silencieux. Un danseur inattentif me bouscula violemment, manquant de me faire tomber. Les impulsions musicales, devenues soudain brutales, pilonnaient ma cervelle à coups réguliers. Me frayant un chemin à travers le labyrinthe mouvant, asphyxiant, de la foule aveugle, je rejoignis la terrasse la plus proche, à bout de souffle.

La porte close, les rugissements de la fête se réduisirent à des battements étouffés, à-demi recouverts par la rumeur sourde des vagues et du vent. La violence des clartés et la profusion des corps avaient fait place au vide mélancolique, luisant, de la mer nocturne, à la surface de laquelle dansaient des étoiles aqueuses et indéfinies. Mais le paysage ne me procurait aucune espèce d’apaisement. Une main invisible m’étranglait méthodiquement ; un essaim d’aiguilles tourbillonnait en bourdonnant dans mon crâne, lacérant ma cervelle, y faisant sourdre une épaisse rosée de haine, de dégoût et de honte ; je haletais de panique, imaginant avec une netteté épouvantable Suhail en train d’embrasser le garçon, de faire l’amour avec lui. J’aurais tant sacrifié pour être un autre, faire partie de ces types cool et séduisants ; et pourtant, au fond de moi, je les méprisais tous. Des idées de violence surgissaient dans mon esprit, sidérantes et furtives comme des éclairs. J’aurais voulu envoyer mon crâne de toutes mes forces contre le parapet pour calmer la douleur. Mais peu à peu, tandis que je luttais obstinément contre cette détresse perverse, la rage et la terreur s’amenuisèrent. Je remarquai alors la présence de Nour à quelques mètres de moi, adossée à un mur ; elle me regardait d’un œil à la fois préoccupé et distant. Je lui adressai un sourire insincère.